Le bilinguisme tibétain-chinois : situation et enjeux

Nicolas Tournadre

Perspective chinoises n°74  (Novembre-Décembre 2002)

 

La situation écolinguistique au Tibet est complexe, fragile et en évolution constante. Non seulement deux grandes langues littéraires sont présentes, le tibétain et le chinois, mais l’on trouve sur le haut plateau de nombreux dialectes tibétains ainsi qu’une vingtaine d’autres langues tibéto-birmanes et mongoles. Nous allons restreindre notre étude à la situation actuelle du tibétain et du chinois, laissant de côté les autres langues qui jouent aujourd’hui un rôle marginal. Nous allons examiner les facteurs sociolinguistiques ainsi que la politique linguistique, pour essayer de cerner l’évolution du tibétain et du chinois dans la région.

 

Avant l’arrivée de l’administration communiste chinoise en 1950 dans les territoires contrôlés par le gouvernement de Lhassa, le tibétain était la seule langue officielle. Le chinois était totalement inconnu de la population tibétaine hormis de quelques rares intellectuels et marchants tibétains. La situation linguistique était plus complexe hors des zones contrôlées par le gouvernement de Lhassa dans la mesure où des populations sinophones étaient déjà implantées de longues dates et côtoyaient les Tibétains, surtout dans les régions frontalières.

 

Une des premières tâches du nouveau gouvernement chinois dans les régions tibétaines a été d’effectuer un énorme travail de traduction vers le tibétain, de nombreux textes modernes notamment à caractère politique et technologique. Grâce à ce travail colossal, qui s’est prolongé sur plusieurs décennies, de très nombreux néologismes ont été forgés pour traduire les nouveaux concepts scientifiques, techniques et politiques jusqu’alors totalement inconnus en tibétain. Cela a également débouché sur la publication de dictionnaires bilingues. Les néologismes ont été créés essentiellement à partir de calques ou de formules originales puisant dans le lexique du tibétain classique. Le nombre d’emprunts au chinois est resté très limité en langue littéraire. Le tibétain a considérablement bénéficié de l’apport du chinois dans ces domaines, dépassant dans ces créations lexicales bien des langues de l’Asie du sud-est.

 

Malgré ces éléments positifs, nous assistons, surtout depuis le début des années 1990, à un déclin très net de la langue tibétaine dans pratiquement toutes les sphères d’activité. La menace réelle qui pèse sur la langue tibétaine n’a pas échappé aux autorités chinoises. C’est la raison pour laquelle le gouvernement de la région autonome du Tibet (RAT) vient de promulguer un règlement visant à protéger la langue tibétaine intitulé « Décret sur l’étude de la langue tibétaine, son emploi et son développement ». Le simple fait de protéger par la législation la langue tibétaine souligne la gravité de la situation. Nous allons analyser brièvement quelques articles de ce texte, puis dans les sections suivantes, illustrer la réalité écolinguistique du Tibet à l’aide d’exemples représentatifs.

 

Premier règlement protégeant la langue tibétaine en Chine.

 

Le 22 mai 2002, un règlement concernant la langue tibétaine a été adopté par l’assemblée populaire du Tibet. Ce texte a été publié en première page du Quotidien du Tibet (bod ljongs nyin re’i tshags par) en version tibétaine, le 6 juin 2002 ainsi qu’en sixième page du même journal, en version chinoise (Xizang ribao). Il a également été partiellement repris en anglais par l’agence Xinhua, le 24 mai 2002. Comptant 19 articles, il constitue le premier règlement visant à protéger la langue d’une minorité en République populaire de Chine. Il correspond à l’amendement d’un premier projet législatif (tshod lta’i lag bstar gyi khrims) voté par la même assemblée populaire, le 9 septembre 1987.

 

L’article premier du nouveau règlement de 2002  précise que « la langue tibétaine est la langue commune de la région autonome du Tibet ».

 

« Le tibétain et le chinois ont une valeur égale dans les administrations de la région autonome » (art 3.).

 

« Les chinois et les personnes appartenant aux autres minorités vivant en RAT doivent apprendre également le tibétain » (art. 8).

 

« Les personnes bilingues chinois-tibétain sont recrutées en priorité dans les administrations » (art. 10).

 

Certains articles frappent par leur ambiguïté et leur manque de précision ou de réalisme : par exemple, quelle est la signification de l’article premier ? S’agit-il d’un vœu pieux, ou d’une formule purement bureaucratique, lorsqu’on sait qu’à Lhassa et dans la plupart des villes de la région autonome, il est très difficile de prendre un taxi, de se rendre au marché ou dans les administrations publiques, en ne s’exprimant qu’en tibétain.

 

Quelle est aussi le sens de l’article 4, qui stipule que lors des réunions importantes, on peut utiliser les langues voire une seule (!). Si l’on peut n’utiliser qu’une seule langue, il n’y a guère de doute que le chinois sera sélectionné. Une autre caractéristique de ce règlement est l’absence de mesures coercitives et incitatives efficaces.

 

Le précédent projet de règlement, voté en 1989, était plus coercitif : il obligeait notamment les enfants tibétains à apprendre le tibétain. Dans le nouveau règlement, le choix est laissé aux familles et les petits tibétains peuvent choisir d’apprendre uniquement le chinois en s’inscrivant dans les classes chinoises et de passer leurs examens uniquement en chinois. S’ils s’inscrivent dans les classes tibétaines, la langue tibétaine est obligatoire mais, à Lhassa, le cursus est entièrement en langue chinoise (mathématique, physique, chimie, biologie, etc.). Dans les chefs lieux de district, jusqu’au niveau de collège (9ème classe sur les douze années du cursus), les manuels des matières scientifiques ont été entièrement traduits, mais seul certains enseignants les utilisent.

 

L’examen d’entrée à l’université n’encourage aucunement les élèves à choisir le tibétain car ils doivent également passer un examen de chinois et sont sanctionnés par une seule note globale équivalente à la note correspondant au seul chinois.

 

Le règlement sur la langue tibétaine (2002) constitue certes un progrès, mais on peut doute de l’effectivité de son application. De plus, il se place à un niveau purement théorique, ne comportant aucune dimension pragmatique. Aucune mention n’est faite du problème des dialectes, ni de la standardisation de la langue parlée. Le règlement passe également sous silence la diglossie (tibétain littéraire, tibétain parlé) qui constitue pourtant un obstacle énorme à l’apprentissage et à la diffusion du tibétain.

 

Depuis qu’il a été voté, ce règlement est passé relativement inaperçu, même au sein de la population tibétaine, et il n’a pas eu d’effets perceptibles. Les réunions et les documents officiels sont toujours en langues chinoise… Le chinois demeure la langue du système scolaire et des administrations publiques.

 

Dévalorisation de la langue tibétaine.

 

En Chine, la période de la révolution culturelle s’est révélée être une terrible régression dans tous les domaines culturels. Dans certaines régions du Tibet, cette régression a également touché la langue tibétaine écrite, laquelle a tout simplement été interdite pendant plusieurs années. Après cette période funeste, le tibétain a bénéficié d’un nouvel essor dans les années 1980. De nombreuses revues littéraires et de très nombreux ouvrages de vulgarisation ont vu le jour. Des écoles pilotes dans lesquelles les matières scientifiques (mathématique, physique, chimie, biologie, etc.) étaient enseignées en tibétain ont été mises en place dans diverses régions de Lhassa, Zhikatse (chin. Rigaze) et dans le Lhokha (chin. Shannan). En 1991 les statistiques chinoises officielles ont clairement montré que les lycéens tibétains obtenaient de meilleurs résultats dans les matières scientifiques lorsqu’elles étaient enseignées dans leur langue maternelle. Ces résultats ont même été annoncés à la télévision en langues tibétaine et chinoise.

 

Depuis le milieu des années 1990, on assiste à un déclin constant de la langue tibétaine et parallèlement, a un renforcement de la langue chinoise qui devient dominante. Cette nouvelle tendance peut s’expliquer en partie par une série de mesures qui ont été prises particulièrement dans le domaine éducatif. L’augmentation du volume horaire du chinois dans le cursus et son enseignement à un âge de plus en plus jeune (à l’heure actuelle, il est enseigné dès la première classe de primaire dans les principales villes). Il est clair qu’aujourd’hui, pour les petits Tibétains, les défis culturels s’accumulent dans la mesure où, dès le plus jeune âge, ils doivent apprendre trois systèmes d’écriture, le tibétain (qui n’offre que peu de débouchés professionnels dans la société actuelle), le chinois (qui est le système le plus difficile au monde), et l’alphabet latin (qui est utilisé pour apprendre la transcription phonétique chinoise ainsi que l’anglais). Les difficultés ne s’arrêtent pas là puisque depuis peu, les jeunes Tibétains doivent en plus apprendre le calcul en chinois, langue qu’ils maitrisent imparfaitement et qu’ils ne parlent pas en général à la maison.

 

A l’université, toutes les matières scientifiques et la plupart des sciences sociales sont enseignées en chinois. Dans l’ensemble des bureaux et des institutions, seuls les textes écrits en chinois ont valeur de document officiel, bien que le tibétain ait aussi théoriquement ce statut. Plus grave encore, toutes les réunions dans les bureaux ont lieu en chinois et non en tibétain, et cela même lorsque tous les participants sont Tibétains.

 

Le désintérêt pour la langue tibétaine se remarque à divers signes extérieurs. Ainsi, bien qu’il existe un règlement obligeant un affichage bilingue des plaques de rues et des enseignes, celui-ci n’est pas toujours respecté, A Lhassa, le règlement est bien appliqué, mais les écriteaux en tibétain sont très souvent en caractères beaucoup plus petits que leurs homologues chinois. D’autre part, les enseignes sont souvent orthographiées avec des erreurs en tibétain alors que cela est rare pour le chinois. On rapporte ainsi un incident concernant un grand panneau routier à Lhassa, qui indiquait en chinois chuanzang gonglu – « Route Sichuan-Tibet » - et en tibétain (à cause d’une mauvaise calligraphie) kronbong gzhung lam – « la route des ânes du Sichuan ».

 

On pourrait ainsi multiplier les exemples suggérant une dévalorisation de la langue tibétaine. Le désintérêt des Tibétains vis à vis de leur propre langue est manifeste dans leur attitude et dans leur discours comme nous allons le voir dans la section suivante. Ils justifient ce manque d’intérêt en disant que la langue tibétaine ne leur permet pas de « se remplir l’estomac ». Il est incontestable que le tibétain n’a pratiquement aucun intérêt professionnel.

 

Un seul point vient nuancer ce que venons de dire : il s’agit des médias et particulièrement de la télévision. Durant les cinq dernières années, la télévision tibétaine a développé de façon considérable les programmes et les films et représente un des rares domaines où la langue tibétaine est valorisée. Néanmoins, la chaîne tibétaine reste loin derrière les nombreuses chaînes chinoises qui présentent des programmes beaucoup plus variés et plus attrayants.

 

La situation sociolinguistique et le parler mixte tibéto-chinois

 

Dans les villes, durant la dernière décennie, le mélange du tibétain et du chinois s’est considérablement accentué. Au Tibet, ce phénomène est désigné par terme de « parler mi-chèvre mi-mouton » (ra-ma-lug skad). Ce parler mixte tibéto-chinois est si répandu que beaucoup de jeunes dans les zones urbaines sont incapables de faire une phrase en tibétain sans employer de mots chinois, alors même que la plupart du temps, les équivalents tibétains existent. Les emprunts au chinois concernent plus particulièrement certaines catégories linguistiques (essentiellement les substantifs et plus rarement les verbes ou les adjectifs, certains champs lexicaux, etc.) et certains domaines lexicaux. Nous allons donner ici une liste représentative (et non exhaustive) de ces domaines.

 

Les jours de la semaine

Les Tibétains utilisent à l’oral presque toujours les termes chinois xingqi yi, lundi xingqi er, mardi, etc., à la place des termes traditionnels gza’ zla-ba, lundi, gza’ mig dmar, mardi, etc. Malgré tout, pour le moment, la plupart des personnes comprend les termes tibétains.

 

Les chiffres

Les chiffres et particulièrement les numéros de téléphone sont presque toujours donnés en chinois. Lorsque l’on communique son numéro en tibétain, outre l’effet de surprise, il semble que les tibétains éprouvent souvent des difficultés car ils retraduisent les chiffres tibétains vers le chinois. Les dates sont également souvent données en chinois, surtout lorsqu’elles correspondent au calendrier international. En revanche, lorsqu’il s’agit du calendrier lunaire tibétain, les dates sont communiquées en tibétain.

 

Les toponymes

La majorité des noms de rue, de villes, de villages et de régions est communiquée en chinois, même lorsque ces noms sont bien attestés dans la tradition tibétaine. Par exemple, l’on dira shannan au lieu de lhokha (Région du sud du Tibet), qinghai au lieu de mtsho-sngon « Kokonor », kangding au lieu de darbtsen-mdo (Dhartsendo, ville du Kham), sela lu au lieu de sera la, « route de sera » (une artère importante de Lhassa menant au monastère du même nom), etc.

 

Les noms des institutions officielles

Les institutions et les bureaux sont généralement désignés par leur appellation en chinois. Cela est vrai même pour les plus grandes institutions liées à la culture tibétaine. Par exemple, si l’on s’adresse à un chauffeur de taxi tibétain à Lhassa en lui indiquant des destinations comme : bod-ljongs slob grwa chen-mo, « Université du Tibet », ou encore spyi-tshogs tshan-rig khang, « Académie des sciences sociales », il y a de fortes chances pour qu’il ne comprenne pas si l’on n'opte pas pour les appellations chinoises respectivement Xizang daxue et Shehui kexueyuan. Même la poste est généralement désignée par son nom chinois youdianyu et non ses noms tibétains sbrag-khang ou yig-zam.

 

La majorité des termes techniques

Bien que de nombreux termes aient été forgés, comme nous l’avons déjà indiqué, ils ne sont guère utilisés que par une minorité de Tibétains éduqués. Par exemple, on désigne plus souvent la télévision par dianshi que par brnyan ‘phrin, le réfrigérateur par bingxiang que ‘khyag-sgam ou encore l’ordinateur par diannao que glog-klad ‘phrul-‘khor, qui pourtant est un calque de l’excellente composition chinoise « cerveau électrique » auquel les tibétains ont ajouté le mot « machine » (‘phrul-‘khor). Dans certains domaines, comme les pièces automobiles, les termes techniques sont parfois inexistants et en tout état de cause, ce sont leurs équivalents chinois qui sont toujours utilisés.

 

La liste n’est bien sûr pas exhaustive et tend à augmenter ces dernières années, tandis que l’on constate chez certains locuteurs des emprunts massifs de termes chinois, alors que leur grammaire reste tibétaine. Il est important de souligner ici que le problème n’est pas seulement le nombre élevé d’emprunts au chinois mais l’alternance constante, plus ou moins consciente, du tibétain et du chinois à l’intérieur d’une même conversation, voire d’une même phrase. Cela est tout à fait comparable à la situation de certains immigrants d’origine maghrébine vivant en France, qui mêlent constamment dans leur conversation du français et de l’arabe (dialectal).

 

Il convient de préciser qu’au Tibet de nombreux locuteurs maîtrisent suffisamment les deux langues pour être capable de s’exprimer dans l’une ou dans l’autre sans les mélanger. Il semble donc que la pratique du « parler mixte tibéto-chinois » (ra-ma-lug skad) ainsi que l’alternance des codes soient essentiellement liées à des facteurs sociolinguistiques. En effet, comme cela a été noté pour d’autres langues (anglo-américain et espagnol, russe et langue de l’ex Union Soviétique, etc.), le passage d’une langue à l’autre ou le mélange des deux langues correspond à des situations et des environnements particuliers. Le choix de l’alternance, celui du « pur » chinois ou du « pur » tibétain est, la plupart du temps, significatif et correspond à des comportements sociaux définis. Prenons ici un exemple illustrant à la fois le parler mixte et l’alternance de code. Le dialogue suivant m’a été rapporté par un enseignant tibétain qui se présentait devant le comptable (tibétain) de son unité de travail (danwei) pour toucher une prime. Le tibétain est indiqué en italique et le chinois en gras.

 

A : shenfenzheng ga-par yod

« Où est ta carte d’identité ?»

 

B : ‘dir yod

« La voici »

 

A : haoma mar bris

« Ecris le numéro [de la carte ici] ».

 

B : ang gi chung drags nas mthong gi mi ‘dug

« Le numéro est [écrit] trop petit, je ne peux pas le lire… »

 

A : wo bu shi qu qian de ! ni ziji xie !

« Ce n’est pas moi qui viens chercher de l’argent !
Ecris-le toi-même ».

 

Comme nous le constatons dans ce court dialogue, le comptable utilise deux emprunts chinois shenfenzheng (carte d’identité) et haoma (numéro). Le client répond en tibétain sans emprunt et utilise notamment le mot ang-gi « numéro ». Son interlocuteur passe alors au chinois. Il semble ici que l’alternance des langues soit motivée par l’énervement du comptable qui considère qu’il n’est pas dans ses fonctions de remplir le document.

 

On peut avancer sans se tromper que la recherche d’une complicité, d’un consensus va dans certaines situations déclencher le passage au tibétain alors qu’à l’inverse, le chinois sera connoté comme « pouvoir » et « norme ». Les choses ne sont pourtant pas aussi schématiques. De façon générale, l’alternance de code et les emprunts massifs reflètent une insécurité linguistique ou sociolinguistique. En fait beaucoup de tibétains ne sont complètement à l’aise dans aucune des deux langues.

 

La situation sociologique décrite ci-dessus prévaut dans les villes, mais à la campagne on trouve une situation très différente. La majorité des paysans et des éleveurs nomades qui constituent encore 80% de la population, ont généralement une mauvaise maîtrise du chinois et sont souvent illettrés en tibétain. Lorsqu’ils se rendent à la ville, les paysans et les nomades sont confrontés à un « système écolinguistique » qui leur est étranger. Pour fonctionner dans la société urbaine, il faut en effet maîtriser à la fois le tibétain, le chinois et le parler mixte  tibéto-chinois. Les paysans tibétains qui ne possèdent pas ou mal les deux derniers codes sont ainsi marginalisés. Par  exemple, dans la fréquentation de toutes les institutions publiques (hôpital, administration, banque, etc.), leur mauvaise compréhension du chinois et ra-ma-lug skad constitue un grave handicap.

 

Les niveaux de langues : une autre partition sociolinguistique

 

Pour compléter le tableau sociolinguistique et présenter le système écolinguistique du Tibet dans toute sa complexité, on ne saurait oublier la question des niveaux de langue. La langue tibétaine possède en effet l’un des systèmes honorifiques les plus complexes au monde. L’existence de niveaux de langue est un trait aréal que l’on retrouve particulièrement dans des langues telles que le japonais ou le coréen. Le registre honorifique qui est appelé en tibétain zhe-sa se manifeste à travers les pronoms personnels, les noms, les verbes, les auxiliaires verbaux, et même certains adjectifs ou adverbes. On distingue quatre types d’honorifiques : l’honorifique commun, le haut honorifique, l’humilifique et le double honorifique. Les honorifiques sont employés en tibétain central (Ü) ainsi que dans les dialectes de l’ouest (Tsang), mais ils sont peu présent dans les dialectes orientaux (Amdo et Kham).

 

Pendant la Révolution culturelle, l’emploi de l’honorifique était extrêmement mal vu, voire dangereux, car il marquait l’appartenance à certaines classes sociales. Pendant plus de dix ans, l’honorifique a donc été banni, mais dès le début des années 1980, il est revenu en force. Cependant, l’interruption de dix ans dans l’emploi du zhe-sa, l’évolution de la société et l’influence de la langue chinoise ont eu des conséquences sur la praxis de l’honorifique : un nouveau type appelé zhe-sa rkang-chag (honorifique boiteux) s’est répandu. Par exemple, l’honorifique correspondant à la phrase en registre ordinaire chu ‘thung « bois de l’eau », est chab mchod, « buvez de l’eau », mais à l’heure actuelle, une partie importante de la population dit en fait chab-chu mchod-gnang, une forme « aberrante » du point de vue traditionnel car d’une part, elle ajoute par l’hypercorrection un honorifique superflu. Le maniement correct de l’honorifique est considéré comme tout à fait prestigieux et, à l’inverse, la maîtrise imparfaite de l’honorifique situe le locuteur au bas de l’échelle sociales.

 

Les causes de la dévalorisation et de la marginalisation

 

Comme nous l’avons vu plus haut, la situation sociolinguistique au Tibet est très complexe. Il est néanmoins possible d’identifier les facteurs principaux qui ont contribué à la mise en place du système écolinguistique actuel. Indéniablement, les politiques linguistiques et éducatives jouent un rôle considérable dans la façon dont les Tibétains se représentent leur propre langue. En excluant le tibétain des activités administratives et en donnant une place prédominante au chinois à l’école et à l’université, en ne proposant que peu de débouchés professionnels fondé sur la maîtrise du tibétain, les autorités ont contribué à donner du tibétain l’image d’une langue « inutile ». Les Tibétains qui ont une approche très pragmatique et un grand sens de l’adaptation, se sont rapidement détournés de leur propre langue.

 

Un autre facteur important est la présence sur le Haut Plateau de nombreux dialectes que l’ont peur classer en trois grands groupes : Ü-Tsang, Kham-Hor et Amdo qui ne permettent pas une bonne intercompréhension. Les locuteurs de l’Amdo choisissent souvent de parler le chinois pour communiquer avec les gens du Tibet central, alors même qu’ils utilisent la même langue littéraire. Depuis quelques décennies déjà, la nécessité de définir le tibétain standard (tibétain : spyi skad ; chinois : gongongyuan) basé sur la langue de Lhassa s’est développé spontanément.

 

En 1999, un livre très important intitulé Bod kyi spyi skad skor gyi ched rtsom phyogs bsgrigs [Recueil d’articles sur le Tibétain standard] est paru en 1999 à Pékin, avec des contributions de la part des plus grands spécialiste en Chine de la langue et de la culture tibétaine, et provenant de toutes les régions traditionnelles du Tibet (Région autonome, Qinghai, Sichuan, Gansu, Yunnan). Tous les auteurs (46 au total), à une ou deux exceptions près, réclamaient l’officialisation du tibétain standard fondé sur la langue de Lhassa. Les autorités régionales et centrales sont pour le moment restées sourdes à cette revendication qui aurait pourtant des conséquences importantes pour le développement économique et culturel de la région autonome et des préfectures autonomes tibétaines.

 

Enfin parmi les facteurs important, on peut aussi citer l’extraordinaire prestige de la langue chinoise au Tibet, qui est perçue à juste titre comme grande littéraire et scientifique. Ce prestige est aussi dû au fait que l’ensemble des innovations technologiques sont véhiculées au Tibet par l’intermédiaire des Hans.

 

Les conséquences de la politique linguistique actuelle

 

En avril 2001, Jack Lang, alors ministre de l’éducation, faisait en discours sur les langues régionales en France qui commençait ainsi : « Depuis deux siècles [en France], les pouvoirs politiques ont combattu les langues régionales… ». Ce discours lançait une campagne de réhabilitation des langues régionales en France. Le gouvernement français lançait ainsi une campagne de réhabilitation et de développement des langues régionales, les considérant dorénavant comme faisant partie du patrimoine culturel français. Aucune des langues régionales parlée en France n’est pourtant comparable d’un point de vue culturel au tibétain, l’une des plus anciennes et des plus grandes langues littéraire d’Asie, aux coté du chinois, du sanskrit, du japonais et du mongol. Il faut rappeler que parmi les cinq mille langues parlées dans le monde, seule une trentaine possède un système d’écriture original. Parmi ces derniers, peu ont plus d’un millénaire d’existence, comme le tibétain.

 

Il semble que les experts de l’éducation en Chine n’aient pas mesuré les lourdes conséquences sociolinguistiques d’une politique linguistique qui mise uniquement sur le développement du chinois et qui néglige le tibétain. En moins de cinquante ans, la langue tibétaine, laquelle fait à l’heure actuelle du patrimoine culturel de la Chine, est devenue une langue menacée, condamnée à un déclin irréversible, voire à la disparition en deux générations si la politique linguistique actuelle est maintenue. La responsabilité du gouvernement régional et du gouvernement central est, dans ce domaine, évidente. Bien sûr, le tibétain parlé, qui est associé à une grande langue littéraire et qui bénéficie d’un intérêt croissant en Occident, ne disparaîtra pas corps et âme, mais un dommage considérable peut lui être infligé. De plus, le développement du ra-ma-lug skad (« parler mixte tibéto-chinois ») en région autonome du Tibet et dans les préfectures autonomes nuit à l’apprentissage du tibétain et à celui du chinois.

 

A long terme, les ressentiments et les comportements sociolinguistiques des peuples sont imprévisibles, comme le montre la décision totalement irrationnelle de la république de Yakoutie (Fédération de Russie) qui a opté en 2001 pour l’anglais en tant que langue officielle pour remplacer le russe. Cela ne serait pas arrivé si les autorités russes avaient développé un bilinguisme russe-yakoute (une langue turque) au lieu de miser sur le monolinguisme russe (les Russes sont arrivés en Yakoutie depuis quatre siècles).

 

De façon à permettre une intégration profonde ainsi qu’un développement économique et culturel durable du Tibet, il est essentiel de mettre en place un enseignement véritablement bilingue tibétain-chinois permettant une réelle harmonie entre les deux cultures. En Europe, la cohabitation de langues différentes au sein d’un même Etat (français, allemand, italien en Suisse ou espagnol et catalan en Espagne) pourrait tout à fait servir de modèle.

 

Ces dernières années, la langue chinoise est devenue essentielle au Tibet du point de vue économique et culturel, mais le fait de négliger la langue tibétaine aurait à moyen et long termes des conséquences désastreuses pour la société tibétaine. A l’inverse, l’officialisation et le développement du tibétain standard pourraient considérablement améliorer la situation dans le domaine éducatif, notamment pour les populations d’agriculteurs et de nomades.

 

Il est donc urgent que les cadres du Parti et les spécialistes de l’éducation en Chine repensent la politique linguistique dans les régions tibétophones. Il est vraisemblable que le nouveau règlement sur la langue tibétaine n’aura aucun effet majeur. Seule une réforme en profondeur introduisant un véritable bilinguisme tibétain-chinois serait susceptible de modifier la situation écolinguistique. Dans le cas contraire, la responsabilité du gouvernement chinois dans la disparition annoncée de la langue tibétaine ne pourra être écartée.